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UNE PROFONDE BLESSURE DANS L'AME
Dossier de Fabien Rousseau
Après William Friedkin (pour L'Exorciste) et Stanley Kubrick (la ressortie posthume de 2001 : L'Odyssée de l'espace), Francis Ford Coppola cèdait à son tour à la mode du Director's Cut (montage final) et présentait une version prolongée de son film en 2001. L'occasion pour les cinéphiles de (re)découvrir une œuvre mythique sur la guerre du Vietnam qui fut le théâtre d'un tournage dantesque.
APOCALYPSE NOW (1979) de Francis Ford Coppola avec Martin Sheen (capitaine Benjamin Willard), Robert Duvall (lieutenant-colonel Bill Killgore), Marlon Brando (colonel Walter Kurtz), Frédéric Forrest (Jay Hicks), Albert Hall (George Philipps), Laurence Fishburne (Tyrone Miller), Sam Bottoms (Lance Johnson), Dennis Hopper (le reporter), Harrison Ford (colonel Lucas).
Durant le conflit au Vietnam, l'état major américain de Saigon charge le capitaine Benjamin Willard d'une mission confidentielle : retrouver et mettre fin aux fonctions du colonel Walter Kurtz, un ex-béret vert aux états de service exemplaires devenu le meneur sanguinaire d'une bande d'aborigènes. A bord d'une vedette de la Marine, Willard et ses hommes remontent un fleuve qui serpente jusqu'à la frontière cambodgienne. Durant leur parcours, ils traversent différentes contrées et essuient quelques embuscades avant de parvenir dans la jungle cachant le repaire de Kurtz.
LES DEMONS DE LA JUNGLE
Après le succès de la deuxième partie du Parrain (couronné de six Oscars), Francis Ford Coppola décide de reprendre le projet de son ami George Lucas qui devait initialement diriger le film mais s'orienta vers une épopée de science-fiction de grande envergure. Le scénario est librement inspiré d'un récit de Joseph Conrad intitulé Au cœur des ténèbres dont l'action se situe au Congo en 1901 et où il est question d'un trafic d'ivoires. L'écriture du script est confiée à John Milius, le futur réalisateur de Conan le barbare qui se base sur d'autres romans comme The Wasteland, The Hollow Men de T.S. Eliot, From Rituel to Romance de Jesse L. Weston et The Golden Bough de Sir James George Fraser pour peaufiner l'histoire et qui seront des lectures de Kurtz à l'écran. Le projet est d'ailleurs en partie financé par Coppola en personne.
En mars 1976, Coppola et son équipe obtiennent l'autorisation du dictateur philippin Marcos et s'installent à Manille aux Philippines. Le cinéaste demande à sa femme Eleanor de suivre à la caméra le tournage de son huitième film, de tenir un journal et d'enregistrer les conversations. Ce matériel servira pour un documentaire au titre éponyme au roman de Conrad réalisé en collaboration avec Fax Bahr et George Hickenlooper qui sera édité en 1991. Après quelques semaines, Harvey Keitel est remplacé par Martin Sheen. Steve McQueen, Jack Nicholson, Robert Redford et Al Pacino ayant refusé le rôle. Le contexte social et politique de l'archipel ne paraît pas non plus favorable : la guerre civile éclate et les hélicoptères prêtés par l'armée philippine pour filmer la célèbre séquence aérienne qui dure près de 6 semaines, sont obligés de repartir.
Dans la jungle des Philippines, le tournage se déroule dans des conditions désastreuses : en mai 1976, le typhon Olga dévaste la forêt détruisant le matériel et le décor avec un coût des dégâts estimé à 1,3 million de dollars et la saison des pluies commence fin juillet. De plus, Martin Sheen est victime d'une crise cardiaque : son frère Joe Estevez est appelé d'urgence pour jouer la doublure. Les exigences financières de Marlon Brando s'élevant à 1 million de dollars par semaine et 11% sur les recettes, un Dennis Hopper en pleine crise de délire et la mégalomanie de Coppola viennent s'ajouter à cette situation déjà éprouvante.
Les prises de vues se terminent le 21 mai 1977, elles ont duré 368 jours et le budget initial de 17 millions atteint les 30 millions. Coppola rentre à Hollywood avec 250 heures de pellicule (dont 90 de rushes). Le travail de montage est colossal avec près de 600 km de pellicule. Carmine Coppola, le père du cinéaste compose la musique d'ambiance illustrant le film. Au bout du compte, l'ouvrage et la détermination du metteur en scène sont récompensés en 1979 par une deuxième Palme d'or (après celle de Conversation secrète en 1974) au festival de Cannes (ex-æquo avec Le tambour de Volker Schlondorff), de trois Golden Globe et de deux Oscars (meilleur son et meilleure image).
Coppola a opté pour trois fins à son film :
- La première présentée à Cannes : Willard tue Kurtz et se rend maître des lieux, le film s'arrête quand Willard se présente au sommet de l'escalier du temple.
- La deuxième : Willard tue Kurtz et quitte le repaire cambodgien sans alerter l'aviation.
- La troisième plus spectaculaire : Willard tue Kurtz et alerte l'aviation qui bombarde la base de Kurtz au napalm sur un générique se déroulant en surimpression. Cette séquence figurant sur l'ancienne édition, est devenue une rareté suite à sa suppression totale sur la version finale.
LE VISAGE DE LA FOLIE
Après Voyage au bout de l'enfer (1978) de Michael Cimino et avant Platoon (1985) d'Oliver Stone, deux chroniques sur la guerre du Vietnam, le long métrage de Coppola traite ce contexte sous un angle différent. Cette œuvre démesurée introduit un propos audacieux doublé d'une brillante démonstration sur la futilité de la guerre et son barbarisme. Magistral ou halluciné, ce cinéaste de génie a orchestré un fascinant opéra baroque mêlant le psychédélisme et le mysticisme pour entraîner le spectateur dans les profondeurs de l'âme humaine.
Dès les premiers plans, le ton est donné : des hélicoptères tourbillonnent comme des abeilles alors qu'une jungle est bombardée. Dans un extraordinaire effet de style, le bruit étouffé des hélices fait place à celui d'un ventilateur. L'histoire se présente comme une confession du narrateur : Willard (Martin Sheen dans son rôle le plus marquant), un officier expérimenté se voit confier une mission qui lui paraît insensée. En chemin, il étudie le dossier de sa future victime s'identifiant progressivement à elle. Les jeunes soldats qui l'accompagnent ont déjà pour lui "un pied dans la tombe", dépendant de drogues où la moindre agression sert de prétexte à une hystérique flambée de violence tel ce contrôle de routine qui tourne au carnage. Plus tard sur le parcours, dans un paysage de fête foraine morbide, un groupe de jeunes soldats noirs combattent sans but à la frontière cambodgienne et ont perdu tout contact avec la réalité.
La guerre atteint aussi les gradés, ainsi le Lieutenant Colonel Kilgore (le toujours excellent Robert Duvall) s'amuse à distribuer les cartes de la mort pour marquer son passage et rase un village vietnamien sur l'illustre symphonie de Richard Wagner. La fameuse charge aérienne des hélicoptères sur la chevauchée des Walkyries, une séquence d'anthologie parmi tant d'autres. Fou de surf, il offre deux alternatives aussi ridicules l'une que l'autre à ses hommes : la planche de surf ou le fusil tandis que la plage est arrosée par les balles. On remarque que sur les lieux du combat, Coppola apparaît en tant que reporter de choc filmant la mort et la dévastation. Une forme de mise en abîme pour le réalisateur qui montre une guerre filmée comme un vulgaire spectacle de propagande.
Quant au personnage de Kurtz (Marlon Brando, entre ombre et lumière), il est la démence incarnée. Cet ex-officier mégalomane se prend pour un demi-dieu, sorte de Bouddha de l'irrationnel régnant sur un empire parsemé de cadavres étripés. Aux portes de son temple d'Angkor sont exposées ses trophées macabres. Son crime : de n'avoir pu supporter la vision de nombreuses atrocités. A ce titre, la séquence finale reste d'une extrême sauvagerie, Willard devient le messager de la mort. Tapie dans l'ombre, la victime attend son bourreau tandis que se déroule le rite ancestral du sacrifice. Est-ce la fin ? seule la chanson de Jim Morrison fait écho à cette scène de barbarie où le mot horreur prend toute son ampleur avant de s'éteindre dans un ultime murmure.
Apocalypse Now est assurément le premier film de guerre à l'aura mystique. Son propos dénonciateur fait du patriotisme, une notion désuète et de l'armée, une aberration. En effet, ce sont les plaies intérieures d'un pays qui peinent à cicatriser. Cette guerre qui est sale, mensongère, hypocrite et ne peut amener l'homme qu'à la régression. Elle se pose en allégorie même de l'absurdité.
UNE VERSION "RALLONGEE" EN 2001
Vingt et un ans après la sortie de son film, Coppola s'est de nouveau adjoint les services de Walter Murch, son monteur d'origine pour y ajouter 50 minutes. A partir des rushes, ils ont tiré un montage définitif de 5h30 ramené à 3h20 pour la version Redux. Ils y ont également inclus des partitions musicales de Carmine Coppola non exploitées à l'époque. Pour les 40 ans, Coppola a ressorti une version Final Cut en supprimant 20 minutes du montage précédent.
Les scènes supplémentaires de la version Redux ne viennent pas renforcer le discours profondément anti-militariste de l'œuvre. Elles amènent au récit, une certaine rupture dans le ton et dans le rythme, amenuisant quelque peu la noirceur ambiante et précisant au passage quelques détails scénaristiques. Ainsi cette nouvelle perspective humanise le personnage de Willard (et sa froideur hiérarchique) dérobant avec ses hommes, la planche à surf de Kilgore et leur permettant beaucoup plus tard de se détendre avec les playmates échouées dans une morgue boueuse. On retiendra essentiellement de cette réédition, une étape de 25 minutes dans une plantation française où se succèdent l'enterrement de Clean, un dîner où Hubert De Marais (Christian Marquand) débat avec fougue du colonialisme et enfin la courte romance entre Willard et Roxanne Sarrault (Aurore Clément). Quant au dernier ajout, il donne un repère chronologique : il s'agit de l'improvisation finale de Marlon Brando qui apparaît à la lumière du jour pour se lancer dans la lecture d'un article du Time daté de décembre 1969 relatant l'engagement américain au Vietnam, face à un Willard épuisé.